Interview Delphine Lancel

Ressources Humaines : Netflix de l’entreprise ? Entretien avec Delphine Lancel

Delphine LANCEL est Directrice Associée du Groupe RH&M. Elle anime le Think Tank RH&M dans un esprit de promotion des Ressources Humaines. Rh&M participe au rayonnement de cette fonction et crée de nouvelles initiatives : clubs, cercles, conventions, congrès, trophées au service des DRH et de leurs équipes dans un esprit de convivialité, de prospective et de coopération.

Delphine Lancel répond aux questions de Worklife.

Quels ont été les principaux enseignements de la crise Covid d’un point de vue du management/ des ressources humaines ?


L’enseignement que l’on va retenir, c’est que face à la crise, les entreprises, les organisations et les collaborateurs ont été agiles, ils ont su s’adapter. Du jour au lendemain, tout le monde a dû apprendre à travailler à distance. Au pied du mur, on a su trouver les ressources pour s’adapter. C’est une leçon importante, parce qu’on se rend compte que quand on a tout le temps pour s’organiser, pour mettre en place des choses, parfois cela finit par ne pas se faire. Alors que quand on n’a pas le choix, on s’adapte. Même les personnes les plus hostiles au télétravail ou à la technologie ont été contraintes de s’y mettre.

Deuxième enseignement : le télétravail “contraint” n’a cependant pas été sans conséquences. Bien sûr, il y a d’une part les conséquences positives dont je viens de parler : l’adaptation, une certaine forme de résilience même. Et puis, le temps passant, on a commencé à mettre le doigt sur un certain nombre de difficultés. La plus flagrante est l’augmentation de la vulnérabilité, pour reprendre le vocabulaire de Malakoff Humanis. L’effet Covid a été redoutable pour les collaborateurs en situations de fragilité : les personnes seules, les familles monoparentales, etc. 

Autre conséquence négative : le full télétravail a mis en exergue des formes d’inégalités dans l’entreprise en fonction des conditions d’exercice du télétravail – ceux qui ont pu s’exiler dans leur maison de campagne contre ceux qui ont été enfermés entre les quatre murs de leur 30m2. Mais aussi, ceux qui ont de l’expérience versus ceux qui n’en ont pas et ceux qui sont dans l’emploi versus ceux qui ne le sont pas. Il s’agit là d’une nouvelle fracture sociale à laquelle il faudra faire très attention. 

Un autre écart qu’il faut mentionner est l’effet “loin des yeux, loin du cœur” : comment garder les collaborateurs engagés. Je ne dis pas que ce n’est pas possible de les engager à distance, il faut juste piloter, s’organiser différemment. Ce qui semblait aller de soi quand tout le monde était au même endroit, ne va plus de soi aujourd’hui : il va donc falloir apprendre. Il y a des outils qui nous aident, on s’aperçoit qu’on arrive à créer de la proximité à distance, mais on n’en est encore qu’au début de ce process. 

Enfin, le télétravail a permis de mettre le doigt sur des défaillances managériales dont on pouvait ne pas se rendre compte en présentiel mais qui deviennent flagrantes en distanciel. Nous avons des révélations sur les qualités managériales, dans le bon comme dans le mauvais sens d’ailleurs.

Les entreprises se sont-elles réellement réinventées ? Si oui de quelle façon ? 

Je pense que nous sommes qu’au début de la réinvention en réalité. Ce qui nous est arrivé a été tellement brutal, qu’on est plutôt passé par une phase de réaction, pour répondre à cette urgence que nous a imposée le Covid. Au sein de l’OGT (Observatoire Global Talent, un des groupes de travail de RH&M – N.D.L.R.), nous travaillons sur l’entreprise hybride de demain. Je pense que l’entreprise va devenir hybride, dans son organisation, son mode de fonctionnement et dans les compétences à mobiliser. Tout cela prend du temps et dire que les entreprises se seraient réinventées en quelques mois me semble un peu exagéré. Cela ne veut pas dire qu’il ne s’est pas passé des choses, c’est juste qu’on n’en était encore qu’au stade de l’expérimentation. Et là, on va pouvoir entrer dans une phase de réflexion qui va permettre de réinventer l’entreprise. Ceci dit, les entreprises internationales avaient déjà une longueur d’avance en matière de distanciel : quand vous êtes le DRH groupe d’une entreprise internationale, vous êtes obligé de travailler avec les différents pays en distanciel. On sent qu’on va de plus en plus fonctionner sur ce mode hybride entre présentiel et distanciel. Ce qui est sûr, c’est que ce ne sera ni comme hier ni comme aujourd’hui, et que ce sera encore autre chose. À nous d’inventer demain !

Quelles sont les initiatives ou innovations qui vous ont marquées ? 

Les initiatives qui m’ont marquées sont celles qui visaient à garder le lien avec les collaborateurs. Certaines entreprises ont mis en place des nouveaux rituels, comme le fait de commencer une réunion en demandant à chaque personne autour de la table comment elle allait sur trois plans : le plan physique, mental et émotionnel. La réinvention ici porte sur l’authenticité de la relation. D’habitude, quand on pense à “réinvention”, on pense surtout à “technologie”, mais cette crise a remis sur le devant de la scène la nécessité du lien. On s’est rendu compte qu’on avait besoin les uns des autres. Vous vous imaginez que dans certaines entreprises, les gens avaient même perdu l’habitude de dire « bonjour » ! Dans la théorie, on le savait, bien sûr, l’importance du lien, de l’intelligence collective, on a aussi beaucoup parlé des soft skills. Tout ce qui était théorique, là nous l’avons vécu de façon concrète. L’éloignement nous a permis de mesurer à quel point le lien est crucial et je pense que cela va avoir des incidences, et notamment sur la relation managériale. Cette expérience a été un accélérateur de prise de conscience et donc de changement. Mais encore une fois, il y a encore beaucoup à faire.

Selon vous quels enseignements/bonnes pratiques garderons-nous une fois la crise sanitaire dépassée ? 

Je vais quand même revenir au digital et à la technologie. Je pense qu’on va poursuivre cette inclusion numérique. Avant la crise, le digital était réservé à quelques happy few. Pas parce qu’ils étaient happy few, mais parce que le travail le justifiait de cette manière. Il y avait de nombreuses populations qui étaient exclues des dispositifs et outils numériques. La crise a accéléré l’inclusion numérique, une forme d’urgence numérique même, pour donner ces accès-là à l’ensemble des collaborateurs. Sans le digital, on n’aurait pas pu maintenir  le lien. 

Dans le domaine de la formation : la formation à distance va perdurer. On en a constaté, le gain de temps, peut-être même un gain économique, le fait de pouvoir embarquer plus de gens. Dans le recrutement aussi : on parle aujourd’hui de recrutements 100% digitaux. Et même si tout n’est pas simple et qu’on va finir par se voir en physique à un moment donné, on peut démarrer le processus à distance. 

Et c’est pour cela que je parle de modes hybrides. On va continuer avec un mixte de présentiel et de distanciel. On a vu qu’on a même pu mener des négociations en dialogue social à distance. Ça veut dire que c’est possible – mais est-ce qu’on a envie de le faire ? C’est donc un mixte entre présentiel et distanciel qu’il va falloir inventer et qui ne sera pas pareil d’une entreprise à une autre. 

Qu’est ce qui a changé et qui ne sera plus jamais comme avant dans l’organisation du travail ? Et qu’est-ce qui selon vous ne changera jamais ? 

Tout ce qui va nous faire gagner du temps, du déplacement en moins, ça ne sera plus jamais comme avant. On ne pourra plus dire à quelqu’un qui a connu les avantages du télétravail : “à partir d’aujourd’hui, on reprend en présentiel à 100%”. Parce qu’en même temps, quand le télétravail a été réussi, on a gagné en autonomie et en responsabilisation des collaborateurs. 

Ce qui ne changera jamais, c’est l’intérêt d’être ensemble. En interne, l’informel, la petite discussion qu’on n’avait pas prévue, c’est là que se passent plein de choses. La petite conversation avec le collègue, on ne peut pas l’avoir par visio – soit on se dit quelque chose d’utile, soit on raccroche. Il y a aussi le besoin de l’intelligence collective pour tout ce qui est création, nouvelles idées, nouveau business. Si on parle de tous les collaborateurs qui vont rencontrer des clients, il va falloir aussi leur créer des espaces, des conditions, pour qu’ils puissent continuer à rencontrer leurs clients et leurs futurs clients. 

Ce qui ne changera jamais donc, c’est ce besoin d’informel et de convivialité que seul le fait d’être ensemble physiquement va déclencher.

Quels sont les principaux défis auxquels sont confrontés les professionnels des ressources humaines aujourd’hui ?

Le premier défi à relever dans la période de pré-sortie de crise dans laquelle nous nous trouvons est ce que j’appellerai l’expérience collaborateur ou la promesse collaborateur. Comment mettre le collaborateur au premier plan dans l’entreprise hybride à inventer. Il faut nous préparer à la sortie de crise et c’est là que le DRH doit donner toute sa mesure. Comment on garde l’énergie, la motivation, l’engagement. Mais aussi, être vigilant aux risques qui en découlent, à la vulnérabilité, à cette fragilité dont on parlait. 

Les professionnels des ressources humaines vont aussi avoir d’autres défis, en lien avec les restructurations. Pour l’instant les entreprises sont “sous perfusion”, très accompagnées par les mesures du gouvernement, ce qui permet de temporiser un certain nombre de problématiques qui vont émerger. Malheureusement, pour ceux qui seront concernés, cela va créer des drames. Mais il faudra aussi accompagner les collaborateurs qui restent. Ces derniers pourront être touchés par “le syndrome du survivant”, développant un sentiment de soulagement et de culpabilité à la fois. Et en même temps, quand on est témoin d’un plan social au sein de son entreprise, on sait que le prochain, ça pourrait être nous. Comment on s’occupe de ceux qui restent, trop souvent on oublie cet aspect-là. 

Il y a bien-sûr le défi éternel de la formation, de mettre les gens au bon niveau de compétences. C’était vrai avant, c’est peut-être encore plus vrai maintenant, avec des compétences nouvelles et une plus grande importance des soft skills. 

Il y aura aussi un gros travail à faire sur le dialogue social pour recréer un contrat de confiance dans les entreprises.

Il y aura certainement, en lien avec ces nouvelles organisations hybrides, un certain nombre de rituels managériaux à réinventer pour continuer à créer du lien et entretenir la culture d’entreprise qui n’est pas si évidente à faire vivre aujourd’hui.

Un autre grand défi est tout le travail sur le mieux-vivre en entreprise. Au sein de RH&M, c’est le terme que l’on emploie un peu plus que QVT, voulant montrer qu’il s’agit là d’un travail permanent. Le mieux-vivre en entreprise va devenir une véritable préoccupation. Il faut que les gens ressentent l’intérêt de revenir au bureau : cette notion de QVT, de mieux-vivre, va donc être cruciale. Un véritable gisement d’initiatives à haute valeur ajoutée.

Quels sont les principaux leviers pour engager les salariés aujourd’hui ? 

Je pense que cela s’articule autour de deux notions principales : redonner du sens et clarifier.  

Il faudrait que les collaborateurs se réapproprient le sens de l’entreprise, et qu’ils retrouvent du sens dans leur mission. Je pense que l’un des leviers majeurs est tout le travail que les entreprises peuvent faire sur la raison d’être : depuis l’émergence de la raison d’être, en embarquant l’ensemble des collaborateurs, aux différents projets pour la faire vivre dans l’entreprise et au-delà. En second lieu, il faut clarifier la mission du collaborateur et l’organisation pendant cette période particulière de pré-sortie de crise.

Et qu’est ce qui va contribuer au bien-être des collaborateurs au sein de l’entreprise ?

Un élément important qui va participer au bien-être des collaborateurs est le fait de bien distinguer les moments où on est au bureau des moments où on est à la maison. Dans cet esprit, il faudra aussi repenser les espaces pour que les moments de convivialité se passent au bureau.

La promesse collaborateurs, déjà évoquée précédemment, est au centre du bien-être des collaborateurs. A l’OGT, on parle d’un changement de mindset au sein-même de la fonction RH, notre baseline est “Reset your mindset”. Cela veut dire que tout le service ressources humaines est tourné vers le collaborateur pour devancer ses attentes et ses besoins. Il faut sans cesse pousser vers les collaborateurs des choses qui les intéressent. Les RH doivent devenir, en quelque sorte, le Netflix de l’entreprise. Cela passe par le développement de nouveaux services à destination des collaborateurs, la création de plateformes et d’applications sur lesquelles ils vont pouvoir piocher les services qui les intéressent, autour de la parentalité ou des aidants par exemple, selon les besoins différents de chacun. Ces nouvelles plateformes de services, initiées pendant la crise, devront être généralisées. Accessibles à distance, elles seront aussi un élément fédérateur, un point de ralliement. Et c’est exactement ce que vous faites chez Worklife.

Pour terminer, auriez-vous un conseil à donner aux professionnels des RH ?

D’abord je voudrais les féliciter ! Ils ont été exemplaires ! Double effet Kiss Cool : grâce à eux, beaucoup de gens ont découvert la fonction “ressources humaines” et l’utilité précieuse d’un DRH.

Mon conseil serait : Continuez ! Osez ! C’est peut-être l’une des périodes les plus propices à tenter des nouveautés parce que les esprits sont prêts. Que ce soit du côté des collaborateurs ou des dirigeants, tout le monde est prêt à accueillir la nouveauté.

Il y a deux-trois ans, nous avons lancé le hashtag #fierdetredrh, que je remets régulièrement au goût du jour. L’année 2021 pourrait être à nouveau l’année de #fierdetredrh ! Je suis vraiment fière d’être aux côtés des DRH depuis 22 ans et de voir toutes les évolutions positives qui sont en train de se passer !

Propos recueillis par Véra Dimitrova.

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